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Le lendemain défilèrent amis, clients, connaissances, famille éloignée. Il fallait les accueillir, se forcer à des paroles convenues. Azilis admirait Sabina qui avait un mot courtois pour chacun malgré son épuisement. Elle-même ne parlait que du bout des lèvres. Les visages se pressaient autour d’elle, les paroles se muaient en bruit. Le temps passait au ralenti, comme dans un rêve dont on ne peut sortir. Lieux et objets – cette peinture qu’aimait son père, cette litière devenue inutile – se drapaient dans un anonymat froid.
Marcus se porta à la rencontre de Melanius, l’évêque de Condate, qui venait avec une délégation de la communauté chrétienne de sa ville.
En raison du grand nombre de convives, on déjeuna à l’ombre du péristyle. Azilis fut placée par Marcus à côté de sa tante Vestutina, à demi gâteuse, qui l’obligeait à lui répéter des bribes de conversation. Aneurin, invisible, siégeait à l’autre bout de la table.
Elle réussit à s’éclipser après le repas. À l’heure la plus chaude, tandis que les hôtes se reposaient, elle réveilla Ormé et rejoignit discrètement la ferme. Elle ne portait pas sa tenue de promenade – que n’aurait-on dit en pareille circonstance ? – mais elle pourrait toujours monter en relevant sa tunique.
— Où vas-tu, petite cousine ?
Aneurin surgit derrière elle. La guettait-il ?
— J’ai besoin de me promener, j’étouffe ici. Veux-tu m’accompagner ?
— Je viens avec toi.
Les écuries grouillaient d’une agitation inaccoutumée. On y avait logé les chevaux et les domestiques des invités. Kian n’était pas en vue. Sans doute entraînait-il les gardes à l’épée ou à l’arc. Inutile de le déranger, elle était avec Aneurin et Aneurin portait Kaledvour.
— Monte Lug, l’étalon de mon père, dit-elle en désignant un grand cheval d’un beau bai cerise. Et s’il te convient, prends-le pour ton voyage. Papa aurait été heureux de te le donner.
— Il est magnifique, acquiesça son cousin en flattant l’encolure du cheval. Mais ton frère voudra sûrement le garder.
Lug s’ébroua sous les caresses.
— Marcus ne le monte pas. Il le trouve trop vif. C’est toujours Kian qui le sort.
— Kian ?
— L’esclave qui m’accompagne. Ou bien prends Orion, ce hongre noir. Il était à Ninian. Il me l’a donné avant de partir. Nous le sortons parfois, Kian et moi. Il est docile et rapide. Si tu le préfères, je peux te l’offrir.
— Merci, Azilis. J’avoue que Lug m’a séduit.
— Tu lui plais aussi. Maintenant, je te présente ma Luna. Elle est magnifique, non ? Sa robe couleur de miel et sa longue crinière blanche… Mon père me l’a offerte pour mes quinze ans. Viens, ma belle, laisse-moi te brider. Elle semble capricieuse mais elle est juste un peu craintive. Tu peux seller Lug pendant que je m’occupe d’elle.
Qu’avait Aneurin à l’observer avec ce sourire ?
— Tu la trouves drôle, n’est-ce pas, ta petite cousine riche qui joue les filles de ferme ? Eh bien oui, je me sens mieux ici, dans l’odeur du crottin, qu’au milieu de cette foule soi-disant éplorée par la mort de mon père, qui chuchote dans mon dos : « Qu’est-ce que son pauvre frère va faire d’elle ? »
— On ne sourit pas seulement pour se moquer, Azilis, rétorqua Aneurin. Allez, donne-moi la bride et la selle. On va voir si Lug m’accepte. Et puis tu m’emmèneras dans ta forêt.
Lug n’était pas facile. Une fois Aneurin en selle, il renâcla et dansa en cercle pour se débarrasser de son fardeau. Azilis les observait, curieuse de voir Aneurin à l’œuvre.
L’étalon refusait ce cavalier inconnu, mais Aneurin manipulait les rênes avec fermeté et douceur, contrôlait l’animal sans heurter sa fierté. Finalement, Lug céda et accepta le cavalier. Les deux cousins échangèrent un sourire complice et quittèrent la villa.
Ils doublèrent une bande d’enfants de la ferme munis de gluaux et de cages.
— On va attraper plein de grives pour vous, pauvre domna, lança le plus hardi avec un sourire rayonnant. On sait que vous aimez les manger.
Elle reconnut un de ceux qui la dévisageaient toujours. Ainsi la domesticité l’aimait, même ces enfants qu’elle méprisait. « Désormais, sans mon père, je suis aussi esclave qu’eux », songea-t-elle amèrement.
Elle tenta de sourire au garçon. Les petites mains s’agitèrent et elle leur rendit leur salut. Ils l’acclamèrent. Pour la première fois depuis leur naissance, la jeune domna ne se contentait pas de leur donner un ordre.
— Tu es populaire, dit Aneurin. C’est bien. Je déteste qu’on maltraite les esclaves.
Elle ne répondit pas, honteuse et émue.
Ils poussèrent leurs chevaux au galop. Elle le mena par un chemin ombragé de grands hêtres jusqu’à un bosquet de framboisiers sauvages, puis dans des sentes plus secrètes où l’on se frayait un passage à travers fougères, ronces et noisetiers. Ils approchèrent de l’étang où elle s’était baignée quelques jours plus tôt. Elle l’évita. Elle ne tenait pas à découvrir ce qui restait des voleurs. Soudain ils se trouvèrent en lisière d’une forêt profonde.
— Tu reconnais l’endroit ?
— Oui. J’y ai chassé avec Caius. J’ai tué un loup non loin de là. Et il y a un étang tout près. Le bain de Diane, c’est ça ?
— Tes souvenirs sont bons. Si Marcus était moins bête, il chasserait ici au lévrier.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est plein d’excréments de lièvres.
— Mais c’est toi, la Diane chasseresse de cette forêt ! s’exclama Aneurin. Qui t’a appris ces choses ? Caius ?
— Non, mon esclave, pendant mes promenades.
La clairière au grand chêne l’attirait. Allait-elle présenter Aneurin à son amie ? Non. Elle irait plus tard, seule, déverser son chagrin auprès de l’Ancienne de la forêt. Chevaucher, elle ne voulait que chevaucher.
— Cette fois je suis perdu, dit Aneurin.
— Pas moi, ne t’inquiète pas. Avec Kian et Ormé, nous suivons toujours les mêmes sentes.
— Il faut rentrer, Azilis. On va te chercher.
— Oui, oui. Ce chemin nous ramène à la villa. Je me sens mieux maintenant. Capable de supporter… ce soir.
* * *
Kian se tenait devant les écuries quand ils arrivèrent. Il aida Azilis à descendre de cheval, prit la bride de Lug sans accorder un regard à son cavalier.
— On m’a dit que tu étais sortie, domna. Tu ne m’as pas appelé ?
Elle sentit le reproche.
— J’étais avec mon cousin. Et tu étais occupé.
Alors, seulement, Kian leva les yeux vers Aneurin et le salua. Sans servilité, comme un égal. Azilis comprit soudain pourquoi Cintus, l’intendant, se plaignait auprès d’Appius de « l’insolence » de Kian – sans être capable de citer un mot ou un geste précis. L’impertinence de Kian, c’était cette distance dédaigneuse qu’il marquait dans l’obéissance, ce regard lointain qui traversait l’autre comme s’il ne le voyait pas. Un regard qu’il n’avait jamais avec elle.
Aneurin ne s’offusqua pas de cette attitude.
— Je me serais inquiété aussi, à sa place ! déclara-t-il en mettant pied à terre.
Kian détourna la tête ostensiblement.
— Je m’occupe des chevaux, domna ?
— Oui, mais… Tes lèvres sont tuméfiées. Tu t’es battu ?
— Un coup pendant l’entraînement. Domna, je suis désolé pour ton père.
Elle lui serra le bras.
— Il ne saura jamais ce que tu as fait pour moi, murmura-t-elle. Comme je le regrette !
— Ça n’a pas d’importance. Domna, je voudrais assister à ses funérailles.
— Mais tu seras là ! Tous les esclaves seront là !
— Sauf les gardes de faction. Fulvius veut que je reste avec eux.
— Je vais régler ça, ne t’inquiète pas. S’il le faut, j’en parlerai à Marcus.
Elle se rendit seule à la maison de l’intendant pendant qu’Aneurin regagnait la villa. Cintus ne s’y trouvait pas, mais son fils Fulvius l’accueillit avec son empressement onctueux. Elle ne lui laissa pas la parole.
— Kian assistera aux funérailles de mon père. Il était l’un de ses esclaves préférés, tu le sais, alors pourquoi lui refuser un dernier adieu à son maître ? Je m’assurerai de sa présence moi-même !
Et si Marcus venait à la contredire ? Que ferait-elle ? Elle savait parfaitement que, Appius mort, elle n’avait plus une once d’autorité. Elle tourna les talons sans attendre la réponse du domestique, ni voir le long regard haineux qui la suivait depuis le pas de la porte.